Oenochoées


Je voudrais parler d'avant.
Vous dire pourquoi chaque œuvre, aujourd'hui, est prétexte aux rassemblements
autour des feux
ainsi qu'aux contes que nous chérissons touz.

Ce sont les ruines qui nous ont aidé à raconter, les images et les objets, sur lesquels nous avons pensé, autour desquelles nous racontons encore aujourd'hui les mots qui doivent être entendus. Les pierres et la terre pour leur grande mémoire.
Les déchets sensés.
Nos indices.

Nos nuits s'inspirent des faiseureuses d'antan.
L'une pour se protéger construisit sa maison dont les pierres étaient ses consœurs.
L'autre inventa un langage dont les lettres étaient des images, dont les lettres aujourd'hui, sont celles avec les quelles nous écrivons, avec les quelles nous écrivons les mots que nous ne pouvons dire qu'aux feuilles et au silence.
Nous avons appris à revivre avec le feu, les mots, la magie et les chants dans une recréation commune. Nous savons l'importance des choses ratées, l'importance de celles qui commencent, dont le temps est long. Nous faisons l'éloge de la pause et de l'expérience.
Il n'y a plus de gris , nous connaissons maintenant les couleurs des pierres. Nous avons su donner au  neutre les multiples habits qu'il voulait prendre.

Mais la clémence de ce soir a pu arriver par le temps et les personnes qui l'ont façonné.

Elles pouvaient utiliser des brindilles pour cueillir et des pierres pour pécher. Leurs mains surtout étaient carrées et rondes, écaillées par les fortunes des outils. C'est l’œil, aiguisé par la faim, qui pouvait voir quel terrain allait les nourrir.
Parfois, elles avaient un bâton quand certains à côté possédaient des épées, des flèches ou des harpons, qu'elles n'avaient dans certains cas jamais le droit de prendre.
Concevoir les outils relevait du sacré. Savoir construire aussi, la chaleur de l'atelier, les gestes savants de l'orfèvre ou le mutisme de l'artisan leur était interdit.
La chasse était héroïque, figure mythique, comme celle de la guerre. Et sans toucher les outils ni les armes, elles ne touchaient pas au pouvoir.

Leurs corps -amphores, oenochoés, canthare et kylix- sont alors devenus outils. Et la connaissance de leurs intérieurs petit à petit effacée, redécouverte juste avant l'arrivée du dragon et des lunaisons blanches.

Aujourd'hui nous avons pris les outils, appris à les faire ainsi qu'a nous en servir pour ne pas qu'ils nous dépassent ou que nos corps n'en redeviennent. Nous sommes devenues des armes pour apprendre à ne plus nous battre.

Au fil des temps et des mondes, d'autres qu'elles ont pu subir délire semblable d'aliénation.
Les voleurs, qui volèrent les outils, volèrent aussi les nuits de nos ancêtres.
Ils ont volé les terres, les haies et les animaux, les voix des feux.
Ils ont tiré les terres de sous leurs pieds, d'où pouvaient naître les fêtes et les rencontres.
Ils ont éteint les flammes qui brouillaient les visages, les flammes qui permettaient à chacun et chacune de se toucher sans bien voir. Les rencontres étaient simples et douces.
Pour se défendre, ielles entonnaient les mots aimés.
Ces chants nous transportent encore maintenant.
Les sensations magiques de se sentir ensemble faisaient vibrer leurs corps de se sentir unis.
Personne n'avait peur, sauf les voleurs.
Ils avaient peur des chants, ainsi que des groupes, les appelant foules pour en enlever l'esprit.
Ils leur faisaient croire que ces choses étaient mauvaises, ils transformaient les histoires jusque dans leurs bouches. Défaire les langues par leurs mots froids, carrés et piquants.

Ielles les avaient presque crus.

Il restait des feux follets à la rencontre des herbes et de leurs pas dansants heureux d'avoir pu jouer ivres, qui nous ont raconté la folie éponyme de se retrouver seuls.

Après les interdictions ielles se retrouvaient en rêves. La biche et la lune les guidaient jusqu'aux clairières. Dos au lit pour mieux voyager.
Leurs faims étaient telles qu'ielles s’arrêtaient en chemin pour manger et boire chez les voleurs de terre.
Quatre fois par an, une par Temps, on organisa en rêve des combats pour mieux se nourrir et remplir les sols de leurs intentions fertiles.

De ces temps reste juste une comptine qu'on chante aux jeunes avant qu'ielles ne s'endorment.


Abundia, Satia, Diane, Perdra
Mange à ma table et mangeons ensemble
Mes larmes s'écouleront au sol
Et nous ferons vivre sur les cendres
les blés
Abundia, Satia, Diane, Perdra
Les nuits et le secret des grands feux
M'ont été retirées. Alors vole
Dépose moi là où je ne peux
me rendre....


Beaucoup plus tard, d'autres ont aboyés devant les voleurs et ont hurlés leurs noms.
Ielles se réunissaient aussi autour des feux et voulaient brûler les maisons d'or où résidaient les voleurs, les pourris. Des noix verreuses à la coque encore belle.
Les voleurs ont troués leurs yeux puis les ont jetés. Les colères sont montées.
Aujourd'hui, nous vénérons le dragon noir pour avoir ravivé nos ancêtres.

Son corps était notre somme. Son corps était le groupe dont les pourris avaient si peur, et sa gueule a pu dévoiler les futurs néfastes qui resteraient aux graines qu'ielles plantaient.
Il a rugit la révolte. Feu et outils. Puis cendres.
Certans des voleurs apeurés ont voulu fuir dans l'espace. Ils se disaient astronautes sans prendre en compte la beauté du ciel -l'or sans la rivière, le pouvoir sans encombres- le voyant comme un sac où pouvait rester leurs scories.
Les cieux les ont tués.

D'autres ont voulut rivaliser avec les volcans et les mers. Ils se sont noyés sur les îles qu'ils s'étaient construites.

La fatigue arriva. Celleux qui restaient se sont endormis.
Les années passèrent ; lunaisons blanches.
Les herbes au bords des murs sont devenues des mousses rampantes, du lierre grimpant faisant s'effriter le béton des villes.

Puis le réveil, et la faim, celle du ventre et de la tête vide. Touz allaient à la recherche d'indices dont les détails auraient pu éclairer les esprits embrumés des dormeurs.
Beaucoup de choses étaient détruites, d'autres verdies par la mousse.

Il y avait des livres et des images, des objets, dont il fallait retrouver les mots, la manière de lire et les intentions portées à leurs naissances.
Nous cherchions les déchets porteurs de sens pour imaginer l'avant. Nous étions devenues avides d'histoires, et touz créaient pour recréer.
Certaines ruines nous donnaient l'impression que les ancêtres érigeaient sans créer, de ces pièces ne restent que les socles de leur art transformé. D'autres faisaient porter à leurs œuvres des récits que nous avons pu déceler.

Nous avons chéris les histoires et continuons de le faire pour pouvoir mieux nous savoir ensembles. C'est pourquoi aux crépuscules, nous accompagnions nos ruines de leurs diégèses.
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